On en sort épuisé, la mise en scène laisse peu de place aux échappatoires et le texte de Jean-Noël Jeanneney certes ciselé est passionnant et très intense. Mais quelle pièce que « l’Un de nous deux » donnée au Petit Montparnasse, à Paris.
Juin 44. Deux hommes côte à côte et face à face, Léon Blum et Georges Mandel emprisonnés ensemble en Allemagne : Blum, fidèle de Jaurès et ancien président du Conseil du Front populaire et Mandel, collaborateur de Clemenceau et éphémère ministre de l’Intérieur. Emprisonnés dans une petite maison proche du camp de concentration de Buchenwald, ils y sont demeurés ensemble près de quatorze mois à partir du printemps 1943.
« L’Un de nous deux « imagine un dialogue, symbolique du clivage gauche-droite, entre les deux hommes sur leur rapport au pouvoir, sur ce qu’ils souhaitent pour la France, sur les liens qu’ils entretiennent avec leur mentor, sur leur détestation du régime nazi, sur leurs différences mais sur leurs connivences aussi.
Christophe Barbier, Mandel, adopte par moment un jeu un peu trop rigide même si l’on comprend qu’il interprète l’homme de droite, dur, droit dans ses bottes, prêt à aucune compromission. Mais quelles fulgurances également. Emmanuel Dechartre, Blum, tout en rondeur aussi bien dans ses propos que physiquement, incarne lui le socialiste prêt à composer pour le bien du peuple. Tous les deux sont habités par leur personnage et dans ce huis-clos, le couple de comédiens fonctionne parfaitement.
Le 28 juin 1944, Philippe Henriot, le ministre de la Propagande du gouvernement de Vichy, tombe sous les balles de la Résistance. Les représailles vont être immédiates et ils le savent . L’un d’entre eux, « L’Un de nous deux… » va être sacrifié. Ce sera Mandel.
La mise en scène de Jean-Claude Idée fait appel à la projection par des fenêtres des scènes extérieures du camp provenant des actualités d’alors allemandes et françaises. Le texte de Jean-Noël Jeanneney, historien, nous replonge avec précision dans cette période de l’histoire. (Voir interview de l’auteur ci dessous). Le texte a été publié aux Editions Portaparole en novembre 2009.
TRIOMPHE ! REPRISE !
PETIT MONTPARNASSE
A partir du 9 juin à 19h
Du mardi au samedi à 19h – dimanche à 17h / relâches les 16, 17 et 27 juin.
Christophe BARBIER Emmanuel DECHARTRE
« L’UN DE NOUS DEUX – MANDEL / BLUM »
De Jean-Noël JEANNENEY
De: Jean-Noël JEANNENEY
Mise en scène: Jean-Claude IDÉE
Costumes: Sonia BOSC
Décor et lumières: Jean-Claude IDÉE
Son et vidéo: OLIVIER LOUIS CAMILLE
LOCATION : 01 43 22 77 74 www.theatremontparnasse.com
*** Interview de Jean-Noël JEANNENEY – auteur ***
S’éloigner des archives, pour un historien chevronné, n’est-ce pas scandaleux ? Selon une imagination… débridée ?
Je vous répondrais d’abord qu’il n’y a pas d’Histoire racontée, éclairée, illustrée sans une bonne dose d’imagination. Les archives et les témoignages ne sont que des balises. Il faut remplir les intervalles. Ne me faites pas dire qu’il n’existe pas une éthique de l’historien en quête de véracité, sinon d’une vérité définitive. Mais l’imagination s’impose à chaque pas de notre quête, notamment parce qu’on ne peut ni expliquer ni interpréter le passé sans songer, à chaque pas, à ce qui aurait pu survenir et qui est resté lettre morte. Cela étant dit, cette pièce ne se veut en rien une chronique. Il s’agit d’un tout autre genre. Je change d’état, en somme. Librement ! Mais à partir de ma culture spécifique, bien sûr, de mon expérience antérieure. Un collègue étourdi s’est écrié, en apprenant que je m’aventurais de la sorte, loin de mes bases habituelles : « Mais comment peux-tu être sûr qu’ils ont dit cela ? » Je lui ai répondu en souriant : « Je suis certain, justement, qu’ils ne l’ont pas dit ! » Et quel plaisir que de n’avoir pas à mettre des notes en bas de page ! Ajoutez qu’une vaste partie du théâtre, de siècle en siècle, du côté des plus grands dramaturges, a fait servir l’Histoire à la scène. Je suis couvert.
Pourquoi et comment avez-vous fait le choix de ce dialogue spécifique entre ces deux personnages de Léon Blum et de Georges Mandel ?
Si je devais me donner une règle, c’était bien celle de nos classiques : unité de lieu, unité de temps, unité de thème. Un : leur prison. Deux : ce moment décisif, où se jouent deux destins, face à face, côte à côte. Trois : la grandeur et les douleurs de la politique. Nous y voilà. Ajoutez que si, chez eux, rien n’est jamais médiocre, ils sont assez violemment différents pour que leur rencontre permette de provoquer des réflexions, qui, tout ancrées qu’elles soient dans leur itinéraire propre, les dépassent et rejoignent des affrontements, des enjeux qui sont probablement éternels, en démocratie en tout cas, et peut-être au-delà. De surcroît leur dévotion respective à Jaurès et Clemenceau ajoute de la profondeur de champ.
Un cours de science politique, en somme ?
Oh non, quelle idée ! Surtout pas ! L’auteur n’est pas en chaire… J’ai voulu que tout passe par des propos où alternent, au plus près d’un quotidien, la gravité et le dérisoire, l’essentiel et l’anecdotique, jusqu’au farfelu, parfois. L’hommage à la raison, chez les deux personnages, bute constamment sur l’émotion, sur la passion, et même sur une tendresse qui vient percer sous la fragilité des masques. On est toujours quelque part entre l’aspiration à un absolu et la nécessité des compromis. Avec, peut-être, tandis que rôde la mort, une forme de démesure tragique dans l’orgueil de Georges Mandel.
Philippe Henriot, le dernier héraut de la collaboration, abattu à Paris par la Résistance offre bien pourtant, à distance, l’image d’une sorte de mal intégral ?
Le regard de Blum et de Mandel sur cet homme, avant et après le meurtre, n’est pas le même pour l’un et pour l’autre. L’angoisse que crée cet événement, autour duquel la pièce pivote, a vocation non pas à simplifier mais à compliquer, à intensifier, à exaspérer les sentiments et les pensées des deux captifs. Au demeurant, Henriot, malgré son discours à la radio, est ici une figure presque abstraite. Le jeune Allemand, le geôlier, le troisième protagoniste, incarne, pour sa part, je pense, la présence d’une Fortune aveugle -et aveuglante.
Que voulez-vous démontrer ?
Mais rien, vraiment rien. Le théâtre à thèse a connu ses lettres de noblesse, mais il risque toujours de se cogner sur un manichéisme réducteur. Ce n’est pas ma pente. Plusieurs fois, dans le public, après des lectures de la pièce, on m’a dit : « Visiblement, entre Blum et Mandel, vous avez votre favori, celui vers qui penche surtout votre admiration, votre connivence, votre indulgence ». « Qui, à votre avis ? » ai-je demandé. Eh bien ! j’ai compté, ils sont arrivés à peu près à égalité. Et j’en suis bien content. Précisément parce que j’ai voulu qu’il s’agisse de la vie dans sa pleine complexité, non pas d’un concours pour un catéchisme républicain. Cette pièce se veut ouverte. Je suis reconnaissant à Jean-Claude Idée, comme à Emmanuel Dechartre et Christophe Barbier, et aussi à Simon Willame, de le faire si bien ressentir, sous la houlette de Jean-Claude Idée.
Vous avez pris goût au théâtre ?
Eh oui ! J’espère donner bientôt à voir deux pièces nouvelles, qui sont déjà éditées. L’une, l’Affaire Crochette, raconte l’histoire d’un escroc pris à son propre jeu, une sorte de Madoff de la Troisième République, que je saisis au moment où il trébuche. L’autre retrace l’enlèvement d’un panda qui entraîne toutes sortes de répercussions nationales et internationales : une fable politique.
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