A Hyères, la Villa Noailles célèbre les piscines du monde entier au cours d’une exposition de croquis et de photos intitulée « Domestic Pools« . (Jusqu’au 18 Mars. Villa Noailles. Montée de Noailles 83400 Hyères)
Des bassins privés signés par de grands architectes, certains complètement délirants, tous spectaculaires, repérés dans des demeures modernes de Los Angeles, à l’Espagne en passant par le sud de la France.
Il faut dire que la Villa Noailles, construite entre les deux guerres par Robert Mallet-Stevens, a, elle aussi, comme de nombreuses villas luxueuses du XXème sa propre piscine, signe de richesse et symbole de bien-être.
Exposition « Domestic Pools » : l’évolution architecturale du design des piscines privées
D’Alvar Aalto à Ricardo Bofill, d’Adolf Loos à la piscine de la Villa Dall Ava (de Rem Koolhaas), sans oublier Philippe Rahm… La piscine privée s’est invitée dans le cahier des charges des architectes modernes et contemporains. Avec, à la clef, une évolution dans le design de ces bassins dévolus à la baignade. Ainsi qu’un glissement progressif : du luxe absolu à un luxe se rendant accessible aux classes moyennes. Soit une transition reposant notamment sur des techniques et matériaux de construction en perpétuelle évolution. Objet de convoitise, élément emblématique d’une époque conjuguant hygiénisme et divertissement, dans un contexte d’abondance (en eau potable, notamment), la piscine privée fait encore rêver.
Réflexions sur les piscines modernes
Les piscines sont des espaces tout aussi uniques que paradoxaux. Ce sont à la fois des lieux de loisirs sensuels et de compétitions sportives. Elles tendent à isoler les populations au fond de leurs jardins ou les exposent à la vue d’une foule d’étrangers. Elles portent la promesse d’une vie communautaire dynamique, mais finissent souvent par diviser les communautés à partir des fractures sociales.
Pour toutes ces raisons, les piscines reflètent les valeurs, les relations sociales et les circonstances économiques qui forgent une société. Ce constat s’applique particulièrement aux États-Unis, un pays doté de plus de 10 millions de piscines.
Avant 1920, les États-Unis ne disposaient que de quelques piscines et relativement peu d’Américains y avaient déjà nagé. Tout cela change entre 1920 et 1940, époque durant laquelle la nage récréative et les piscines deviennent populaires dans le pays. Au cours des prospères années 1920, les petites et grandes villes à travers le pays construisent plus de 1000 piscines afin de répondre à la demande grandissante d’infrastructures de loisir extérieur. Bien que le pays subisse une sévère dépression économique durant les années 1930, le gouvernement finance la construction de presque 1000 piscines supplémentaires afin d’offrir aux citoyens une échappatoire à la chaleur des étés et à la dureté de l’époque. L’investissement porte ses fruits. Avec leurs gigantesques bassins et leurs étendues de gazon, la majorité des établissements ressemblaient à des complexes de loisir. Durant l’été, elles sont devenues le cœur de la vie sociale de nombreuses communautés, attirant régulièrement les nageurs par milliers à la fois.
Les foules qui se rassemblaient dans ces piscines étaient particulièrement hétérogènes : jeunes et vieux, hommes et femmes, immigrants et Américains natifs, classe ouvrière et classe moyenne. « Let’s build bigger, better and finer pools » (on va construire de plus grosses, de meilleures et de plus belles piscines), proclama un porte-parole du gouvernement, « c’est ça la vraie démocratie ».
Cependant, un groupe social en était exclu, les Noirs américains. Le foisonnement de préjugés raciaux a construit chez les Blancs américains une représentation des Noirs comme sales et agressifs sexuellement. Les autorités publiques et les nageurs blancs appliquent la ségrégation raciale. Les Noirs américains nagent alors dans un petit nombre d’austères piscines « Jim Crow »1, pendant que les Blancs se retrouvent dans leurs nombreuses piscines dignes de celles de complexes sportifs.
Après la Seconde Guerre mondiale, le rythme de construction des piscines s’accélère, les Américains préférant construire des piscines privées plutôt que publiques. L’explosion des piscines de clubs privés advient en premier. En 1950, on compte environ 1 200 clubs dans le pays. En 1962, le nombre grimpe à 23 000 dont la plupart se situent dans les banlieues florissantes du pays qui manque encore d’infrastructures de loisir. Les habitants de ces banlieues auraient pu financer des piscines publiques, mais ils choisissent plutôt de créer des clubs privés de sorte que les autres nageurs seraient comme eux, Blancs et issus de la classe moyenne. Malgré leur caractère exclusif, ces clubs privés exercent une fonction sociale vitale dans ces banlieues de l’Amérique d’après-guerre. Les nouvelles communautés suburbaines manquent de ce lien qui soudait les communautés plus anciennes. Les habitants ne se connaissent pas et les pavillons de ces banlieues tentaculaires, au mieux traversées par des voitures, isolent les familles de leurs voisins. Les clubs de piscines rapprochent alors les familles et font partie des espaces municipaux au sein desquels les habitants des banlieues peuvent lier connaissance et prendre part à la vie communautaire.
Ensuite vient l’essor des piscines particulières dans les jardins. En 1950, on comptait seulement 2 500 piscines particulières aux États-Unis et les Américains les associaient de bon droit aux stars du cinéma et aux millionnaires.
Puis le nombre de ces piscines augmente rapidement et leur propriété gagne la classe moyenne. Le boom immobilier commence en 1957 quand les Américains construisent 37 400 piscines. Au début des années 1970, les Américains sont propriétaires de 800 000 piscines résidentielles enterrées et n’arrêtent pas d’en construire. À la fin du siècle, ils construisent plus de 100 000 piscines résidentielles enterrées par année jusqu’à dépasser les 4 millions. Aujourd’hui, on en compte quasiment 5,5 millions.
Des millions de familles américaines ont désormais un grand jardin et disposent de revenus suffisants. Les piscines particulières satisfont plusieurs des désirs communs de la classe moyenne en banlieue. En premier lieu elles représentent le succès matériel et l’ascension sociale. L’installation d’une piscine privée est une manière ostentatoire pour les Américains présomptueux de montrer leur réussite au voisinage. « De tous les symboles de richesse imaginables »,remarque un commentateur, « avoir une piscine privée pour sa famille était probablement l’un des plus forts. »
Les piscines privées participent aussi à améliorer la vie de famille en favorisant le maintien à la maison de la mère, du père et des enfants pour se divertir. À une époque où beaucoup de parents craignent que les voitures, les films et les amusements électroniques n’entament les relations familiales, les piscines particulières promettent de resserrer les liens de la famille en proposant un chez-soi attrayant autour duquel se rassembler. Finalement, les piscines de jardin offrent à la classe moyenne américaine le style de vie qu’elle désire : une vision neuve et résolument moderne de la belle vie, centrée sur les loisirs, le luxe et l’intimité.
Mais parallèlement à cet engouement, les villes construisent relativement peu de nouvelles piscines publiques et souvent ferment les piscines délabrées, plutôt que d’envisager leur réfection coûteuse. Ce déclin touche durement les pauvres et la classe ouvrière qui peuvent encore moins s’offrir une piscine privée. La popularité des piscines particulières nuit à la qualité de la vie associative en bien d’autres manières. Plutôt que de côtoyer des voisins et des inconnus à la piscine publique, de nombreux Américains se renferment sur eux-mêmes et occupent leurs loisirs au jardin. Dans une certaine mesure, cela a eu pour effet un désengagement du discours public et un affaiblissement des liens sociaux.
La grande majorité de ces piscines privées séduisent les Européens pour les mêmes raisons qu’elles ont séduit les Américains. Le changement climatique va certainement renforcer leur attrait dans les années à venir. Pourtant, comme aux États-Unis, la popularité des piscines privées en Europe s’est assortie du déclin des piscines publiques. Certaines villes financent des parcs aquatiques, mais peu construisent de nouvelles piscines ou restaurent les anciennes. En conséquence, beaucoup d’Européens pauvres et issus de la classe ouvrière n’ont plus de lieu où nager. Que ce soit en Europe ou aux États-Unis, les piscines illustrent l’économie de la rareté pour certains, et du luxe pour d’autres.